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Le Soft Power Culturel : l’influence de l’art et de la diplomatie narrative

  • Photo du rédacteur: Pierre Mob MOBENGO
    Pierre Mob MOBENGO
  • 25 mars
  • 33 min de lecture

Le Soft Power Culturel : l’influence de l’art et de la diplomatie narrative





Introduction

Dans les chancelleries du monde entier, on ne jure plus seulement par les armées et les PIB, mais aussi par les films, la musique, la littérature et les mythes nationaux. De Séoul à Paris, de Lagos à Kigali, les États investissent de plus en plus dans leur soft power culturel – cette « habileté à séduire et à attirer » définie en 1990 par Joseph Nye (Soft power (puissance douce) — Géoconfluences) – pour façonner leur image internationale. Le soft power, ou puissance douce, s’oppose au hard power militaire ou économique : il s’agit d’influencer les autres nations non par la contrainte ou l’achat, mais par l’attrait de sa culture, de ses valeurs et de ses récits. Dans un monde interconnecté où l’opinion publique mondiale compte, l’art et la diplomatie narrative sont devenus des armes stratégiques. Cet article se penche sur l’essor de ce soft power culturel, en retraçant sa genèse, en examinant comment certaines nations en ont fait un pilier de leur politique étrangère, en explorant des cas africains prometteurs, et en analysant les défis qui freinent encore le plein déploiement de la puissance culturelle du continent. Enfin, il lancera un appel aux pays africains : celui d’investir résolument dans la diplomatie narrative, la préservation du patrimoine et la diffusion de leurs récits au-delà des frontières.


Genèse et évolution du soft power culturel

Le concept de soft power est né sous la plume de Joseph Nye, politologue américain, dans le contexte de l’après-Guerre froide. Nye observe alors que la puissance d’un pays ne se mesure plus uniquement à son arsenal ou à son économie, mais aussi à sa capacité d’influence indirecte. Un État dispose de soft power lorsqu’il parvient à « façonner les préférences des autres » en s’appuyant sur le pouvoir de séduction plutôt que la coercition, par l’attraction exercée de sa culture, de ses idéaux politiques ou de sa politique étrangère légitime (pierre buhler - LE SOFT POWER, VERSION FRANÇAISE). En clair, c’est le pouvoir d’obtenir d’autrui qu’il veuille ce que vous voulez, parce qu’il admire vos valeurs ou aspire à votre niveau de prospérité et de liberté.


Historiquement, l’idée n’est pas totalement nouvelle. Bien avant que le terme « soft power » n’apparaisse, de grandes puissances déployaient ce qu’on appelait diplomatie culturelle ou propagande idéologique. Pendant la Guerre froide, les États-Unis diffusent le jazz et Hollywood pour contrer l’attrait du communisme, tandis que l’URSS mise sur le ballet et le cinéma soviétique. Mais c’est à partir des années 1990 que le soft power est conceptualisé et systématisé. En 2007, la Chine inscrit même explicitement ce principe dans sa stratégie politique, le Parti communiste chinois appelant à « mieux raconter l’histoire de la Chine et faire entendre la voix de la Chine » (« Faire entendre la voix de la Chine » : les recommandations des experts chinois pour atténuer la perception d’une menace chinoise / Antoine Bondaz - IRIS) pour améliorer son image globale. Cette prise de conscience illustre l’évolution du concept : autrefois jugé secondaire, le rayonnement culturel est aujourd’hui reconnu comme un complément indispensable de la puissance d’un État, au point d’être intégré aux doctrines officielles.

Par essence, le soft power culturel s’appuie sur des ressources intangibles : l’influence culturelle, les valeurs, les récits. Il prospère à l’ère de la mondialisation, où les contenus circulent instantanément. Une chanson, un film, un roman peuvent changer la perception d’un pays plus sûrement qu’un discours diplomatique. On parle aussi de diplomatie publique (public diplomacy) ou, plus récemment, de diplomatie narrative, pour désigner l’art de communiquer un récit national positif au monde. Dans les relations internationales contemporaines, cette diplomatie narrative est devenue une composante clé : « lorsque la culture d’un pays inclut des valeurs universelles et que ses politiques promeuvent des intérêts partagés, il accroît la probabilité d’obtenir des résultats par l’attraction » (pierre buhler - LE SOFT POWER, VERSION FRANÇAISE). En ce sens, le soft power culturel va de pair avec le concept de nation branding (marque-pays) : forger une identité narrative attractive pour susciter confiance et sympathie.


Plusieurs pays ont excellé dans cet exercice. Le classement Soft Power 30 publié en 2017 plaçait par exemple la France au 1er rang mondial du soft power, saluant son rayonnement culturel, devant les États-Unis et le Royaume-Uni (pierre buhler - LE SOFT POWER, VERSION FRANÇAISE) (pierre buhler - LE SOFT POWER, VERSION FRANÇAISE). Preuve que la puissance douce est désormais mesurée, comparée, et érigée en enjeu de compétition internationale. Mais comment, concrètement, les États utilisent-ils leurs arts, leurs récits et leurs patrimoines pour servir leurs intérêts géopolitiques ? Tour d’horizon de quelques puissances culturelles emblématiques.


Puissances culturelles hors d’Afrique : l’art de la diplomatie par la culture


France : patrimoine, langue et élégance universelle

La France fait figure de pionnière en matière de diplomatie culturelle. Dès le XIXe siècle, elle déploie lycées français à l’étranger, missions archéologiques et Alliances françaises (fondées en 1883) pour diffuser sa langue et sa culture. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, elle crée le réseau des Instituts français et le ministère des Affaires culturelles. Bien avant qu’on parle de soft power, « la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne pratiquaient depuis des décennies des formes de diplomatie culturelle », ancrant l’idée que la culture est un outil de politique extérieure (pierre buhler - LE SOFT POWER, VERSION FRANÇAISE). L’objectif : renforcer le rayonnement de la France, concept cher à de Gaulle comme à ses successeurs.

Ce rayonnement s’appuie sur des atouts incontestés : un patrimoine artistique et historique parmi les plus riches du monde (de Versailles au Louvre), une langue parlée sur tous les continents et portée par l’Organisation Internationale de la Francophonie, une image de terre d’élégance et de savoir-vivre (mode, gastronomie, vin) et une production culturelle foisonnante (cinéma d’auteur, philosophie, littérature). Paris est un aimant à touristes et à étudiants, et la « French touch » dans la musique ou le design s’exporte largement. L’État français a su institutionnaliser ce soft power : aujourd’hui plus de 130 Instituts français et 800 Alliances françaises promeuvent la culture hexagonale dans le monde, tandis que des événements comme les saisons culturelles croisées ou les grands salons (Livre de Paris, Festival de Cannes) participent de son influence. Résultat, la France jouit d’un réservoir de sympathie considérable. En 2017, un classement notait même que « la France devient la nation la plus influente du monde » en matière de soft power (pierre buhler - LE SOFT POWER, VERSION FRANÇAISE), profitant de l’élan donné par un jeune président charismatique et par le recul de l’Amérique trumpienne sur la scène. Si la formule était hyperbolique, elle traduisait bien une réalité : la culture est au cœur de la puissance française, de la gastronomie élevée au patrimoine immatériel de l’UNESCO jusqu’à la diplomatie des idées (Paris comme lieu de conférences internationales, etc.). Le défi pour la France est de maintenir ce rôle à l’heure où de nouveaux acteurs culturels émergent et où la concurrence s’intensifie.


États-Unis : Hollywood et le rêve américain

Aucune nation n’a exploité le soft power culturel avec autant d’ampleur que les États-Unis. Depuis le XXe siècle, l’industrie hollywoodienne a diffusé à l’échelle planétaire non seulement des films et des stars, mais aussi une vision du monde. L’enseigne blanche du Hollywood Sign qui surplombe Los Angeles est devenue le symbole d’un storytelling global (File:Hollywood Sign.jpg - Wikimedia Commons). Par le prisme de milliers de films et séries, des générations entières ont intégré les codes de la société américaine, de la liberté individuelle au mode de vie consumériste. La puissance d’attraction du rêve américain – cette promesse d’opportunités et de succès pour qui le veut vraiment – a été l’un des plus formidables leviers d’influence du siècle dernier. À travers Hollywood, mais aussi la musique (du jazz au rock, puis au hip-hop), la mode, les géants médiatiques (CNN, Netflix, YouTube) et les grandes universités accueillant des étudiants du monde entier, les États-Unis ont projeté une culture “universaliste” qui parle à tout le monde (pierre buhler - LE SOFT POWER, VERSION FRANÇAISE) (pierre buhler - LE SOFT POWER, VERSION FRANÇAISE).

Ce soft power américain s’est avéré tellement efficace qu’il a survécu à bien des vicissitudes politiques. Même aux pires heures de l’impopularité de la politique étrangère américaine, la pop culture US restait elle très prisée. Le jeans, Coca-Cola, McDonald’s ou Marvel : autant d’icônes culturelles qui ont pénétré presque tous les marchés. Durant la Guerre froide, Washington a consciemment encouragé la diffusion culturelle : on pense aux tournées de Duke Ellington ou Louis Armstrong envoyés en ambassadeurs du jazz pour contrer la propagande soviétique, ou à la création de Voice of America et des échanges Fulbright. Aujourd’hui encore, le complexe culturel américain – Hollywood, Silicon Valley (qui diffuse des modes de communication et des imaginaires via les réseaux sociaux), Broadway, l’industrie du jeu vidéo – donne aux États-Unis une visibilité et un prestige considérable. L’Amérique exerce un pouvoir de fascination, parfois ambivalent, mais réel : ses valeurs de liberté d’expression, d’innovation, de réussite nourrissent l’aspiration de nombreuses élites étrangères. Cela ne signifie pas que son image soit parfaite (elle subit aussi le contrecoup de ses propres fractures sociales ou de ses interventions militaires), mais la force de son récit national – la terre de la libre entreprise et de la démocratie – reste un puissant aimant. En somme, l’on pourrait dire qu’“Washington influence par ses discours, mais Hollywood parvient à toucher les cœurs” – et ce deuxième pouvoir a souvent un impact plus durable.


Corée du Sud : la vague K-pop déferle sur le monde

(File:Korea President Park KPOP cONCERT 20130628 07.jpg - Wikimedia Commons)La Corée du Sud est l’exemple spectaculaire d’un pays ayant construit sa puissance douce de manière stratégique en un temps record. Dans les années 1990, Séoul était davantage connu pour ses usines que pour sa culture. Mais à la fin du siècle, le gouvernement sud-coréen a vu dans les industries culturelles une opportunité de rayonnement et de croissance économique. Il a investi dans la production audiovisuelle, la musique, le soutien à la création, incubant ce qui allait devenir le phénomène Hallyu – la “vague coréenne”. Moins de trente ans plus tard, le pari est gagné : le K-pop, les dramas télévisés et le cinéma coréen sont devenus des exportations phares, transformant l’image du pays à l’international.

Le succès planétaire de groupes de K-pop comme BTS ou Blackpink, ou de films comme Parasite (Palme d’or à Cannes et Oscar du meilleur film en 2020), a fait de la Corée un nouveau centre d’attention culturelle. « K-pop is a global expression of soft power », résume un analyste, portée par le Hallyu qui vise explicitement à étendre l’influence de Séoul depuis la fin des années 1990 (This Is South Korea’s K-pop Soft Power Moment – The Diplomat). Cette réussite n’est pas le fruit du hasard : « la réussite de la K-pop fait partie d’une refonte de l’industrie du divertissement coréen visant à projeter délibérément la puissance culturelle » (This Is South Korea’s K-pop Soft Power Moment – The Diplomat). Autrement dit, l’État coréen a orchestré et soutenu l’essor de sa culture pop comme instrument de diplomatie publique. Les centres culturels coréens se sont multipliés à l’étranger, tandis que les artistes coréens partent en tournée mondiale. Le résultat est édifiant : en quelques années, la Corée du Sud a amélioré son image au point de rivaliser, dans l’esprit des jeunes publics, avec l’attrait traditionnel des États-Unis ou du Japon en matière de tendances. En 2021, elle se classait 11e dans l’indice Soft Power 100 et continue de grimper. La “Korean Wave” a engendré un engouement global pour la langue coréenne, la mode K-fashion, la cuisine (grâce aux dramas culinaires)… offrant à Séoul un capital sympathie et une influence diplomatique inédits. On l’a vu lorsqu’en 2018, le président Moon Jae-in a envoyé des artistes de K-pop en concert en Corée du Nord pour apaiser le dialogue intercoréen, ou quand le groupe BTS a été invité à s’exprimer à l’ONU sur l’estime de soi des jeunes. La musique a servi de pont diplomatique. La Corée du Sud démontre ainsi qu’un pays de taille moyenne, sans empire colonial ni force militaire majeure, peut s’imposer sur la scène mondiale par la seule séduction de sa culture populaire.


Japon : « Cool Japan » – entre manga et tradition

Le Japon, voisin et parfois rival de la Corée en Asie de l’Est, a lui aussi bâti un soft power singulier, combinant le prestige de ses traditions et l’attrait de sa pop culture. Dans les années 2000, Tokyo a lancé l’initiative officielle « Cool Japan », visant à valoriser mondialement la culture pop japonaise (manga, anime, jeux vidéo, J-pop) et à soutenir les industries créatives nationales. Le gouvernement Koizumi en a fait une stratégie diplomatique culturelle à part entière, conscient qu’après l’éclatement de la bulle économique, le Japon continuait de gagner des cœurs dans le monde grâce à Pikachu, Mario et les films d’animation de Miyazaki (Lorsque la culture joue un rôle majeur dans la diplomatie et l’économie | Nippon.com – Infos sur le Japon) (Lorsque la culture joue un rôle majeur dans la diplomatie et l’économie | Nippon.com – Infos sur le Japon). Un fonds public-privé Cool Japan a été créé pour financer l’exportation de contenus et même encourager le tourisme culturel (Discours à l'occasion du séminaire sur «Le Rôle de la Diplomatie culturelle dans les pays francophones»). Le raisonnement est double : d’une part, renforcer l’influence et la sympathie envers le Japon via le divertissement (beaucoup d’étrangers se passionnent pour Tokyo à travers les mangas bien avant de s’y rendre) ; d’autre part, en tirer des retombées économiques (produits dérivés, afflux de visiteurs, etc.).

Cette politique a porté ses fruits : aujourd’hui, des mots japonais comme otaku (fan de manga) ou kawaii (mignon) sont compris universellement, les conventions de cosplay et les expositions d’anime attirent des foules de Paris à Los Angeles, et des millions de touristes viennent au Japon sur les traces de leurs héros virtuels. Parallèlement, le Japon continue de capitaliser sur son vaste patrimoine : art culinaire (la “diplomatie du sushi” qui a conquis les grandes métropoles), arts martiaux, cérémonies du thé, design minimaliste… L’archipel parvient à marier l’ultra-modernité ludique et la tradition raffinée, projetant l’image d’un pays à la fois cool et profondément enraciné. Il y a certes des débats internes – certains puristes déplorant que la culture pop vampirise l’image du Japon traditionnel (Lorsque la culture joue un rôle majeur dans la diplomatie et l’économie | Nippon.com – Infos sur le Japon) – mais les autorités ont compris que l’un n’empêche pas l’autre. Lors de grandes expositions à l’étranger, il n’est pas rare de voir côte à côte des sabres de samouraïs et des figurines de mangas, montrant la continuité d’une créativité nippone entre passé et présent (Lorsque la culture joue un rôle majeur dans la diplomatie et l’économie | Nippon.com – Infos sur le Japon) (Lorsque la culture joue un rôle majeur dans la diplomatie et l’économie | Nippon.com – Infos sur le Japon). En somme, le Japon a su faire de sa culture un pilier de sa diplomatie. Les Instituts japonais (Japan Foundation) enseignent le japonais partout, les Japan Expo en Europe attirent des centaines de milliers de fans. Cette influence douce est un atout d’autant plus précieux que Tokyo cherche à exister face à l’ombre de la Chine : séduire par Naruto et le design Zen, plutôt que s’effacer dans le sillage du dragon chinois.


Chine : raconter la « China Story » et déployer la diplomatie du panda

Justement, impossible d’évoquer le soft power sans parler de la Chine, puissance émergente qui a longtemps misé sur son poids économique et militaire, mais qui s’est éveillée plus tardivement à l’importance de l’image et du récit. Le président Xi Jinping lui-même l’a proclamé en 2014 : « Nous devons accroître le soft power de la Chine, bien raconter le récit chinois et mieux communiquer le message de la Chine au monde » (China’s Big Bet on Soft Power | Council on Foreign Relations). Sous sa direction, Pékin a déployé des efforts colossaux – et des budgets en milliards de dollars – pour améliorer sa popularité et sa “likeability” sur la scène internationale (China’s Big Bet on Soft Power | Council on Foreign Relations) (China’s Big Bet on Soft Power | Council on Foreign Relations).

Parmi les outils phares du soft power chinois figurent d’abord les Instituts Confucius. Inaugurés à partir de 2004, ces centres culturels financés par le gouvernement chinois offrent des cours de mandarin, de cuisine ou de calligraphie un peu partout sur la planète. En 2018, on en comptait plus de 500 à travers le monde (China’s Big Bet on Soft Power | Council on Foreign Relations), soit un réseau quasiment aussi dense que les Alliances françaises ou les British Council. L’objectif est clair : familiariser les publics étrangers avec la langue et la civilisation chinoises, créer un capital de sympathie, et « présenter la Chine sous un jour positif » en évitant les sujets qui fâchent (Panda Power? Chinese Soft Power in the Era of COVID-19). Ensuite, Pékin a considérablement investi dans ses médias internationaux : l’agence Xinhua (Chine Nouvelle) dispose de 170 bureaux à l’étranger, la chaîne CCTV s’est rebaptisée CGTN et diffuse en anglais, français, arabe, etc., dans le monde entier (China’s Big Bet on Soft Power | Council on Foreign Relations). La Chine veut raconter sa version de l’actualité et ne plus laisser seuls CNN ou BBC façonner les récits sur elle. Ce contrôle du narratif va de pair avec la promotion de concepts propres comme le « rêve chinois » ou la « Chinafrique » (pour décrire son partenariat avec l’Afrique), cherchant à donner une coloration positive à son ascension.


Sur le plan plus spécifiquement culturel, la Chine mise aussi sur quelques symboles forts. L’un des plus attendrissants est sans doute la « diplomatie du panda » : depuis les années 1970, Pékin offre ou prête des pandas géants à des zoos étrangers en gage d’amitié. Chaque arrivée de panda – à Paris, Washington ou ailleurs – suscite une véritable euphorie médiatique, humanisant l’image de la Chine par le biais de ces adorables ambassadeurs à fourrure. Parallèlement, la Chine valorise son patrimoine historique extraordinaire (elle est championne du monde des sites UNESCO) en invitant au tourisme et en organisant de grandes expos universelles ou Jeux Olympiques spectaculaires (Pékin 2008 a été un sommet de mise en scène du récit national chinois). Elle développe aussi sa puissance créative contemporaine : cinéma chinois (de plus en plus présent dans les grands festivals), industrie musicale locale, et même exportation de technologies culturelles (apps comme TikTok qui diffusent des contenus chinois).


Malgré tous ces efforts, le soft power chinois se heurte à des obstacles : son image reste ternie par la méfiance politique (régime autoritaire, censure, tensions géopolitiques). Pékin en est conscient et c’est pourquoi il redouble d’initiatives. L’ambition est non seulement d’être respecté pour sa puissance, mais aussi d’être aimé ou du moins accepté. D’où l’emphase sur les échanges éducatifs (la Chine accueille plus de 440 000 étudiants étrangers par an (China’s Big Bet on Soft Power | Council on Foreign Relations)), sur l’aide au développement présentée comme fraternelle (les fameux « Belt and Road » Summits mettent en avant un récit de coopération gagnant-gagnant) et sur la présence au sein des organisations internationales. Pékin entend raconter son histoire – celle d’un pays multimillénaire, sorti de la pauvreté pour devenir un leader mondial – d’une manière qui inspire le respect plutôt que la crainte. La bataille du soft power est donc stratégique pour la Chine : il s’agit de désarmer l’hostilité d’autrui par la séduction (Soft power (puissance douce) — Géoconfluences), et de prouver au monde que son ascension est une opportunité partagée et non une menace.

Ces exemples non africains – France, États-Unis, Corée du Sud, Japon, Chine, et l’on pourrait ajouter le Royaume-Uni avec la BBC et le British Council, ou l’Inde avec Bollywood et le yoga – montrent que le soft power culturel est devenu un terrain de compétition et d’investissement majeur. Qu’en est-il de l’Afrique dans tout cela ? Le continent, riche de cultures plurielles et d’un héritage qui fascine, peut-il lui aussi tirer parti de la diplomatie culturelle pour accroître son influence et redorer son image internationale ? Des signes indiquent que oui, même si les défis ne manquent pas.


Soft power à l’africaine : récits et arts au service du rayonnement


Nigeria : Nollywood et Afrobeats, les nouveaux ambassadeurs

Leader démographique et économique du continent, le Nigeria est souvent surnommé la “Géant de l’Afrique”. Cette puissance ne s’exprime pas qu’en chiffres : elle se manifeste de plus en plus par la culture. Le Nigeria est en effet le berceau de Nollywood, la seconde industrie cinématographique au monde en volume, juste derrière Bollywood. Chaque année, des milliers de films nigérians – tournés avec des budgets modestes mais une créativité débordante – sont consommés non seulement par les Nigérians, mais par des millions de téléspectateurs à travers toute l’Afrique et au sein de la diaspora africaine. Ces films, souvent en anglais ou en pidgin accessible, racontent des histoires locales (mélodrames familiaux, comédies, récits de société) dans lesquelles beaucoup d’Africains se reconnaissent davantage que dans les productions occidentales. Nollywood a ainsi contribué à « reshaper les perceptions et réduire les préjugés anti-nigérians à l’étranger, suscitant l’admiration pour la culture, la langue et même la cuisine du Nigeria » (Nigeria's Soft Power: Unveiling the Influence of Fashion and Creative Industries - African Researchers Magazine (ISSN: 2714-2787) - premier source for latest African research, science and scholarly news). En diffusant des images d’un Nigeria créatif, entreprenant, plein d’humour, Nollywood a construit un capital de sympathie régional dont Abuja commence à prendre la mesure.


Au-delà du cinéma, la musique nigériane, notamment l’Afrobeat et l’Afrobeats (nouvelle vague), a conquis la planète. Des artistes comme Fela Kuti avaient dès les années 1970 acquis une aura internationale en incarnant la fierté africaine. Aujourd’hui, ses héritiers s’appellent Burnaboy, Wizkid ou Yemi Alade et remplissent les stades de Paris à Londres. En 2021, Burnaboy remportait un Grammy Award, preuve que la musique africaine n’est plus cantonnée aux “world music” bins mais brille au firmament global (Cultural Diplomacy: Africa’s Soft Power Redefining Global Influence - African Leadership Magazine). Ces succès engendrent une fierté nationale nigériane et renforcent l’idée d’un Nigeria exportateur de tendances, et pas seulement d’huile de palme ou de pétrole. La mode nigériane également se fait une place (Lagos Fashion Week, tailleurs de haute couture comme Alphadi ou Duro Olowu) – autant d’éléments d’une influence culturelle nigériane.


Le gouvernement nigérian commence à voir l’intérêt stratégique de ces atouts. Par exemple, l’Agence nationale du cinéma (NFC) s’efforce de promouvoir Nollywood à l’étranger via des festivals, tandis que l’essor des plateformes de streaming (Netflix a investi dans plusieurs productions nigérianes) facilite la diffusion mondiale. Le Nigeria a compris que son image internationale, longtemps entachée par les stéréotypes de corruption ou d’insécurité, peut être relookée par ses succès culturels. Bien sûr, tout n’est pas rose : les « negative perceptions liées à la corruption et aux conflits internes continuent de contraindre le potentiel de soft power du Nigeria » (Nigeria's Soft Power: Unveiling the Influence of Fashion and Creative Industries - African Researchers Magazine (ISSN: 2714-2787) - premier source for latest African research, science and scholarly news). Les problèmes de Boko Haram ou de gouvernance viennent ternir l’enthousiasme suscité par Nollywood. Mais en dépit de ces freins, le Nigeria d’aujourd’hui se tient à la pointe du soft power africain. Il prouve qu’un récit national peut changer : d’“éternel pays à problèmes”, le Nigeria est en train de devenir aux yeux de la jeunesse africaine un pôle de créativité, de fierté et de réussite. C’est un actif géopolitique majeur en Afrique de l’Ouest, où la culture nigériane domine largement l’espace médiatique régional, mais aussi au-delà (par exemple, le succès des séries nigérianes sur Netflix en Jamaïque ou au Brésil, pays à forte diaspora africaine, renforce des liens transatlantiques culturels).


Sénégal : arts et patrimoine au service du rayonnement

Réputé pour sa stabilité politique et son riche patrimoine intellectuel, le Sénégal est un cas intéressant de soft power africain à vocation panafricaine. Dès les premières années post-indépendance, sous la houlette du président-poète Léopold Sédar Senghor, le Sénégal a fait de la culture un pilier de son identité diplomatique. Senghor voyait dans la négritude – ce mouvement littéraire valorisant l’âme des cultures noires – un outil de rayonnement et d’affirmation sur la scène mondiale. Dakar est ainsi devenue, dans les années 1960, un carrefour culturel avec l’organisation du Festival mondial des Arts nègres en 1966, premier du genre, qui a rassemblé des artistes de toute la diaspora. Ce festival, réédité en 2010, a inscrit le Sénégal comme un pays qui valorise et promeut la culture africaine dans son ensemble.


Le Sénégal mise également sur ses artistes et intellectuels contemporains pour briller. Des musiciens comme Youssou N’Dour, Ismaël Lô ou Oumou Sow (dans un autre registre, le mbalax) ont tourné à travers le monde, véhiculant une image positive de leur pays. Youssou N’Dour, en particulier, a longtemps été considéré comme un véritable “ministre plénipotentiaire de la culture sénégalaise” officieux, jusqu’à devenir officiellement ministre de la Culture en 2012. Ses chansons engagées, mêlant wolof et français, ont touché un public international et fait connaître la teranga (hospitalité) sénégalaise. Dakar accueille aussi depuis 1992 la Biennale de l’art africain contemporain (Dak’Art), l’une des plus grandes expositions d’art du continent, qui attire des critiques et curateurs de nombreux pays, positionnant la capitale sénégalaise comme un hub artistique africain.

En matière de patrimoine narratif, le Sénégal valorise des sites comme l’île de Gorée, classée UNESCO, lieu de mémoire de la traite atlantique, qui accueille régulièrement des dirigeants étrangers en visite officielle pour un devoir de mémoire commun. Cette charge symbolique forte confère au Sénégal une autorité morale sur les questions de mémoire de l’esclavage et de dialogue des cultures. Plus récemment, l’ouverture en 2018 du Musée des Civilisations Noires à Dakar – un vaste musée consacré à l’histoire et l’art des peuples noirs, financé en partie par la Chine – est un geste de leadership culturel : le Sénégal s’érige en gardien et promoteur de l’héritage africain global. Ce musée peut servir d’outil diplomatique pour rassembler la diaspora et renforcer le rayonnement culturel du pays.


Il faut aussi mentionner que Dakar est un centre diplomatique africain (siège de plusieurs institutions régionales) et que le Sénégal joue fréquemment le rôle de médiateur dans la sous-région. Son image de pays de dialogue se nourrit de sa tradition intellectuelle : les penseurs sénégalais, les poètes, les islamologues soufis de Dakar ou Saint-Louis, tous participent à forger l’idée d’un Sénégal carrefour de civilisations, ouvert et respectable. Comme l’écrivait fièrement un diplomate : « Aucun pays de notre continent plus que le Sénégal n’a contribué à faire accepter au monde l’africanité » (Une diplomatie où se mêlent l'intransigeance et la nuance, la fermeté et la souplesse, par Doudou Thiam (Le Monde diplomatique, juin 1965)). Cette phrase, bien que datant de 1965, résonne encore dans la diplomatie sénégalaise actuelle.


Éthiopie : fierté historique et diplomatie panafricaine

Parmi les nations africaines, l’Éthiopie occupe une place à part, forte d’une histoire millénaire et d’un imaginaire quasi biblique. Seul pays d’Afrique à n’avoir jamais été véritablement colonisé (hormis une brève occupation italienne), l’Éthiopie a de longue date été un symbole de fierté et d’indépendance pour les Africains, notamment pour les mouvements panafricains et la diaspora (les Rastafari, par exemple, vénèrent l’empereur Hailé Sélassié). Ce capital symbolique est une ressource de soft power importante. Addis-Abeba l’a consolidé en devenant le siège de l’Union africaine (l’OUA dès 1963, puis l’UA), ce qui confère à l’Éthiopie une stature de capitale diplomatique de l’Afrique.


Le soft power éthiopien s’exprime sur plusieurs registres. D’une part, l’héritage culturel et religieux : des églises monolithiques de Lalibela aux obélisques d’Axoum, de la légende de la reine de Saba à la liturgie orthodoxe ge’ez, l’Éthiopie fascine par la profondeur de sa civilisation. Addis-Abeba le met en avant pour le tourisme et pour les échanges culturels (le retour en 2005 de l’obélisque d’Axoum par l’Italie, qui l’avait pris en butin de guerre, a été célébré comme une grande victoire diplomatique et culturelle). L’Éthiopie revendique aussi la place de berceau de l’humanité (fossile de Lucy) et de berceau du café – deux éléments à fort pouvoir narratif. « L’Éthiopie est un pays ancien avec son propre alphabet, de nombreux héritages, musiques, cultures… Tout cela constitue un soft power qu’il faut montrer au monde entier », déclarait en 2022 l’ambassadeur Dina Mufti (Ethiopia Pursuing Soft Power Diplomacy to Strengthen Its Good Relations with Other Countries: Amb. Dina - ENA English - ENA) (Ethiopia Pursuing Soft Power Diplomacy to Strengthen Its Good Relations with Other Countries: Amb. Dina - ENA English - ENA). Le gouvernement éthiopien a conscience du potentiel de ces atouts et développe une diplomatie culturelle active : semaines de la cuisine éthiopienne à l’étranger, festivals de musique éthiopienne (l’éthio-jazz de Mulatu Astatke jouit d’un culte international), promotion du calendrier et des fêtes nationales (l’Éthiopie ayant son propre calendrier, elle a célébré en grande pompe l’an 2000 en… 2007, ce qui a attiré l’attention globale).


D’autre part, l’Éthiopie mise sur son rôle de porte-voix africain. Hébergeant l’UA, elle accueille régulièrement des sommets où elle promeut l’agenda africain commun. Son soft power passe aussi par la diaspora éthiopienne, très mobilisée. On l’a vu récemment avec la campagne médiatique #NoMore, lancée par des Éthiopiens de la diaspora pour contester le récit occidental du conflit du Tigré : cette initiative a réussi à influencer une partie de l’opinion et à « expliquer les réalités de l’Éthiopie au monde » selon Dina Mufti (Ethiopia Pursuing Soft Power Diplomacy to Strengthen Its Good Relations with Other Countries: Amb. Dina - ENA English - ENA). C’est un exemple de diplomatie narrative spontanée, montrant que le récit national peut être défendu par les citoyens eux-mêmes sur les réseaux sociaux.

Enfin, l’Éthiopie jouit d’un prestige dans le monde sportif grâce à ses légendaires marathoniens (Abebe Bikila, Haile Gebrselassie, Kenenisa Bekele…) qui depuis des décennies dominent les courses de fond et incarnent l’excellence africaine. Chaque médaille d’or éthiopienne aux JO est un coup de projecteur positif sur le pays, suscitant admiration et curiosité. C’est un soft power moins institutionnalisé, mais bien réel (on parle de “diplomatie du sport”).


En somme, l’Éthiopie use de son riche patrimoine historique, de son rôle diplomatique panafricain et de sa diaspora pour consolider son influence douce. Les défis internes demeurent (pauvreté, conflits, famine en mémoire) mais son image d’icône africaine persiste dans l’inconscient collectif, ce qui lui confère une stature morale particulière.


Rwanda : rebranding national et diplomatie du storytelling

Aucun pays africain n’a autant investi dans la reconstruction narrative que le Rwanda post-génocide. Après la tragédie de 1994, ce petit pays d’Afrique centrale, exsangue, a entrepris non seulement une reconstruction économique et sociale, mais aussi une refonte complète de son image internationale. Sous la direction de Paul Kagame, le Rwanda s’est lancé dans un exercice de nation branding intensif pour passer du statut de synonyme de massacre ethnique à celui de modèle de renaissance et de modernité.

Le régime de Kigali a combiné hard power et soft power dans une stratégie de “smart power” cohérente (Rwanda - a small nation with influence beyond its borders ). Côté hard, une diplomatie militaire active en Afrique (troupes rwandaises dans les missions de paix de l’ONU, interventions au Mozambique ou en Centrafrique) lui a donné le surnom de “gendarme de l’Afrique” et accru son poids stratégique (Rwanda - a small nation with influence beyond its borders ) (Rwanda - a small nation with influence beyond its borders ). Mais c’est surtout sur le terrain de l’image et de l’influence symbolique que le Rwanda a étonné. Kigali s’est positionnée comme champion de l’innovation et des grands événements : le pays s’est vendu comme “African tech hub” (accueillant par exemple le forum Transform Africa), comme plateforme de conférences internationales (Sommet du Commonwealth CHOGM en 2022, Forums économiques), et comme destination d’écotourisme haut de gamme (parcs des gorilles des montagnes). « Le Rwanda a cherché à polir son image à l’étranger — se vendant comme un fleuron africain des nouvelles technologies, un hub de conférences et d’événements sportifs majeurs, et une destination écotouristique de premier plan » (Rwanda - a small nation with influence beyond its borders ). Cette phrase résume bien la stratégie rwandaise : occuper le terrain médiatique là où on ne l’attendait pas.


La diplomatie par le sport a été particulièrement audacieuse. Le Rwanda a signé des contrats de sponsoring avec des clubs de football européens prestigieux : depuis 2018, le slogan “Visit Rwanda” s’affiche sur les maillots d’Arsenal (Premier League anglaise), du Paris Saint-Germain et plus récemment du Bayern Munich (Rwanda - a small nation with influence beyond its borders ). Une façon astucieuse de toucher des centaines de millions de téléspectateurs chaque semaine, associant le nom du pays à l’univers positif du sport et du tourisme, là où autrefois “Rwanda” évoquait surtout les casques bleus et les machettes. Cette initiative a fait couler de l’encre (certains s’étonnant qu’un pays en développement dépense des sommes importantes en marketing sportif), mais Kigali estime le retour d’image très bénéfique, positionnant le Rwanda comme un pays sûr, dynamique, “cool” même, où l’on peut envisager de voyager.

Le Rwanda a également rejoint en 2009 le Commonwealth pour élargir son réseau d’influence anglophone (alors même qu’il n’a pas d’héritage colonial britannique), tout en restant membre de la Francophonie – il cumule les plateformes. En 2018, une Rwandaise, Louise Mushikiwabo, a d’ailleurs pris la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie, signe de la capacité de Kigali à jouer sur plusieurs tableaux. Le pays cultive une image de diplomatie agile, multi-carte, et s’insère dans les cercles de pouvoir internationaux malgré sa petite taille.

Sur le plan narratif, le Rwanda met en avant un discours de résilience et d’unité nationale : le récit officiel insiste sur la réconciliation exemplaire des Rwandais après 1994, sur la stabilité, la lutte efficace contre la corruption, l’autonomisation des femmes (le parlement rwandais est l’un des plus féminisés au monde). Ce storytelling d’un “nouveau Rwanda” prospère et unifié sert à attirer les investisseurs et partenaires étrangers, et à détourner l’attention des critiques sur l’autoritarisme du régime (Rwanda - a small nation with influence beyond its borders ). Comme le note un expert, Kagame utilise l’image du Rwanda “bon élève” en Afrique pour réduire les critiques occidentales sur les droits de l’homme (Rwanda - a small nation with influence beyond its borders ), en gros : “nous sommes peut-être stricts, mais regardez les résultats et la stabilité que nous offrons”. C’est là la face plus ambivalente du soft power rwandais – une forme de réputation stratégique soigneusement entretenue, parfois au prix d’une communication très verrouillée.

Il n’en demeure pas moins que le Rwanda a su se rendre incontournable dans les discussions sur l’Afrique. Hier associé au pire, il est aujourd’hui souvent cité en exemple (par les uns pour ses performances économiques, par les autres pour débattre de son modèle politique). Peu de pays ont réussi un tel retournement d’image en si peu de temps. C’est la preuve qu’avec de la volonté politique, de la cohérence et des investissements, la diplomatie narrative peut radicalement changer la place d’un État sur la scène internationale.


D’autres exemples et dynamiques en Afrique

Bien d’autres pays africains pourraient illustrer l’essor (timide mais réel) du soft power continental. L’Afrique du Sud, par exemple, a longtemps bénéficié du charisme de Nelson Mandela, véritable icône mondiale, et a utilisé des événements tels que la Coupe du monde de rugby 1995 puis de football 2010 pour asseoir son image de “nation arc-en-ciel” réconciliée. Son industrie cinématographique (films comme Tsotsi ou District 9 primés aux Oscars) et ses musiciens (Miriam Makeba, Johnny Clegg…) ont aussi joué un rôle diplomatique. Le Ghana a récemment innové avec “l’Année du Retour 2019”, invitant les Afro-descendants du monde entier à “revenir” symboliquement au Ghana, 400 ans après le début de la traite atlantique – une opération de diplomatie culturelle qui a été un succès touristique et médiatique, renforçant les liens entre le Ghana et la diaspora afro-américaine. Le Maroc mise sur son patrimoine (villes impériales, gastronomie) et sur sa politique africaine (retour dans l’UA, formation d’imams) pour se poser en carrefour entre l’Europe et l’Afrique. L’Égypte capitalise depuis des lustres sur ses antiquités pharaoniques inégalables pour attirer des millions de touristes et maintenir un leadership symbolique dans le monde arabe (Caire, capitale culturelle avec son cinéma et sa musique arabe classique).

Chaque pays, à son échelle, possède des leviers culturels ou narratifs à actionner. On voit même émerger des coopérations intra-africaines pour promouvoir la culture du continent. Par exemple, l’initiative Africa Rising ou des plateformes comme Afrocentrik, ou encore des projets panafricains à l’UNESCO, visent à mieux diffuser les voix africaines sur la scène mondiale. L’Union africaine a proclamé 2021 “Année des Arts, de la Culture et du Patrimoine” et encouragé les États à considérer ces secteurs comme “le fondement de la renaissance africaine” et “un levier de développement socio-économique et d’intégration” (Perspectives régionales | Afrique | UNESCO) (Perspectives régionales | Afrique | UNESCO). Ce genre de déclaration indique une prise de conscience : l’Afrique ne pourra compter sur la scène internationale que si elle parvient à raconter son histoire elle-même, avec fierté et authenticité, et non laisser d’autres la raconter à sa place.


Freins et défis du soft power culturel africain

Si le potentiel de soft power culturel de l’Afrique est immense – à l’image de sa diversité linguistique, artistique et patrimoniale – il reste en grande partie inexploité ou sous-valorisé. Plusieurs freins et défis expliquent que le continent peine encore à projeter une influence douce à la hauteur de sa richesse culturelle.

Un premier défi est économique et structurel. Les industries culturelles africaines manquent souvent de financement, d’infrastructures et de soutien public. Produire des films, exporter de la musique, restaurer des monuments, tout cela requiert des investissements que beaucoup de gouvernements, aux budgets contraints, n’allouent pas en priorité à la culture. « L’insuffisance des allocations budgétaires à la culture, aux arts et au patrimoine entrave le potentiel de ces secteurs en tant que vecteurs de développement en Afrique », a rappelé récemment Bah Ndaw, président de transition du Mali, appelant les États à consacrer au moins 1% de leur budget national à la culture d’ici 2030 (Perspectives régionales | Afrique | UNESCO) (Perspectives régionales | Afrique | UNESCO). Cette cible de 1% souligne combien les moyens actuels sont dérisoires. Sans financement adéquat, difficile de créer des écoles d’art, studios de cinéma, centres culturels qui permettraient de professionnaliser et diffuser les talents. Or, en face, les concurrents investissent massivement (la Corée du Sud consacre des centaines de millions de dollars à la promotion de Hallyu, la Chine dépense sans compter dans ses Instituts Confucius…). Le risque est que l’Afrique, faute d’investissement, laisse filer ses talents à l’étranger ou ne parvienne pas à les faire rayonner hors de ses frontières.


Un deuxième frein tient à la persistance de narratifs négatifs sur l’Afrique à l’international. Depuis des décennies, le continent a souffert d’une image stéréotypée centrée sur les conflits, la pauvreté, la maladie. Ces clichés, véhiculés par certains médias internationaux ou par l’ignorance du grand public, forment un bruit de fond difficile à contrer. Même quand un pays africain progresse ou réussit quelque chose de notable, l’information est souvent éclipsée par la dernière crise dans un autre pays. Cette bataille du récit inégale fait que les productions culturelles africaines partent avec un handicap : elles doivent non seulement séduire, mais aussi démolir les préjugés pour être acceptées. La conférence TED de la romancière nigériane Chimamanda Ngozi Adichie sur « Le danger de l’histoire unique », vue plus de 30 millions de fois, a puissamment mis en garde contre ces visions réductrices du continent (Cultural Diplomacy: Africa’s Soft Power Redefining Global Influence - African Leadership Magazine). Mais changer les mentalités prend du temps.

Corollaire de cela, l’accès aux marchés internationaux de la culture reste inégal. Les artistes africains font face à des barrières à l’entrée en Europe ou en Amérique du Nord (visas, manque de distribution). Leurs œuvres sont moins bien diffusées : par exemple, combien de films africains sortent dans les salles occidentales chaque année, hormis peut-être un ou deux primés à Cannes ? Combien de livres d’auteurs africains hors diaspora sont traduits et exposés en librairie grand public ? Il y a des progrès (de grands éditeurs publient désormais des voix africaines, Netflix investit en Afrique), mais on part de loin. Le déséquilibre linguistique joue aussi : l’anglais et le français ouvrent certaines portes, mais les créations en swahili, en haoussa ou en amharique, par exemple, touchent difficilement le public global sans traduction ou adaptation.


Autre obstacle : le manque de structures de diffusion et de relais diplomatiques. Peu de pays africains disposent d’un réseau de centres culturels à l’étranger. À part la France via l’OIF, on voit rarement des “maisons de la culture africaine” dans les capitales du Nord. Certes, il y a la diaspora et des associations afrodescendantes qui organisent des événements (festivals de cinéma africain, semaines culturelles…), mais souvent sans appui officiel fort. Certains pays commencent à investir ce terrain – le Maroc ouvre des centres culturels en Afrique de l’Ouest, l’Égypte relance ses centres culturels arabes – mais la plupart accusent un retard. L’Union africaine elle-même, malgré l’Agenda 2063, n’a pas (encore) de bras culturel puissant équivalent à une Francophonie ou un British Council pan-africain.

Par ailleurs, les divisions politiques internes affaiblissent le soft power. Il est difficile de promouvoir un récit national positif quand un pays est en proie à une guerre civile ou à des atteintes massives aux droits humains. La crédibilité d’une diplomatie culturelle repose aussi sur la cohérence : un gouvernement qui célèbre ses danses traditionnelles mais censure ses musiciens contestataires, qui vante l’hospitalité africaine mais persécute une partie de sa population, perdra la confiance des publics informés. De même, l’instabilité (coups d’État, transitions interminables) empêche de mener des stratégies de soft power sur le long terme. Le soft power exige du temps et de la constance – chose malaisée lorsque les priorités nationales changent au gré des crises.


Enfin, un défi plus subtil est celui de l’appropriation culturelle et de la valorisation équitable. Longtemps, les trésors culturels africains ont été racontés par d’autres (ethnologues occidentaux, musées coloniaux, majors du disque non africaines...). Aujourd’hui encore, de nombreux créateurs africains se plaignent de ne pas toucher les bénéfices de la diffusion de leur art. Le cinéma nigérian cartonne en Afrique, mais qui engrange les profits ? Souvent des plateformes étrangères. Les tissus africains inspirent Paris et Milan, mais combien de designers africains bénéficient de cette tendance ? Sans modèles économiques justes, le soft power culturel peut se faire au profit d’autrui plus que des Africains eux-mêmes. C’est un enjeu de souveraineté culturelle : conserver la maîtrise de son image et de ses productions pour en récolter les fruits diplomatiques. La récente vague de restitutions d’œuvres d’art aux pays africains (telles les statues du Bénin restituées par la France) illustre une étape de ce processus de réappropriation symbolique.

Malgré ces défis, une chose est sûre : l’Afrique dispose d’un réservoir de soft power extraordinaire. Ses musiques font déjà danser la planète (l’essor des Afrobeat, de la rumba congolaise, de l’amapiano sud-africain sur les ondes internationales), ses sportifs sont adulés, ses modes et designs émergent, et surtout sa jeunesse hyper-connectée aspire à faire entendre sa voix. Le défi consiste à canaliser ce potentiel, à l’organiser et à le soutenir. C’est tout l’enjeu de la prochaine décennie pour les dirigeants africains s’ils veulent exister autrement que comme terrains d’affrontement des soft powers des autres.


Pour une renaissance du soft power africain : l’urgence d’investir la diplomatie narrative

Face à ces constats, un appel s’impose aux nations africaines : investir d’urgence et avec ambition dans la diplomatie narrative et le soft power culturel. Il ne s’agit pas d’un luxe pour temps prospères, mais d’un impératif stratégique pour peser dans le monde de demain. Dans un contexte international parfois peu favorable (concurrence des grandes puissances, risque d’être relégués au rang de spectateurs), les pays africains doivent saisir l’arme du récit et de la culture pour avancer leurs pions.

Qu’implique concrètement cet investissement ?

D’abord, une volonté politique claire. Les gouvernements africains devraient intégrer le soft power dans leur stratégie nationale, au même titre que la défense ou le commerce. Cela passe par la création ou le renforcement de ministères dédiés à la culture et à la diplomatie publique, dotés de moyens suffisants. Il faut former des diplomates spécialisés en coopération culturelle, en communication internationale, en marketing territorial. Il s’agit en somme de professionnaliser la promotion des cultures africaines à l’étranger. Certains pays l’ont initié – on pense à la Côte d’Ivoire qui a relancé en 2018 un Marché des arts et spectacles africains (MASA) à vocation internationale, ou au Nigeria qui a une « stratégie d’exportation de la culture nollywoodienne ». Mais il faut aller plus loin et coordonner ces efforts.


Ensuite, investir dans les industries culturelles et créatives à la base. Pas de rayonnement sans production de qualité. Studios de cinéma, centres de création musicale, écoles d’art dramatique, musées modernes et interactifs, bibliothèques numériques, plateformes de streaming africaines… Ces infrastructures sont la condition pour raconter des histoires puissantes et les partager au monde. Soutenir les créateurs (via des fonds, des bourses, des résidences) est également crucial pour éviter la fuite des talents. Pourquoi ne pas imaginer un “Plan Marshall de la culture africaine”, porté par l’Union africaine, pour doter chaque sous-région de pôles culturels d’excellence ? Les retombées seraient multiples : économiques (emplois, tourisme), sociales (cohésion, fierté) et diplomatiques.

Parallèlement, il faut construire des canaux de diffusion propres à l’Afrique. Lancer une grande chaîne panafricaine multilingue de qualité, par exemple, qui porterait les voix africaines un peu comme TV5Monde le fait pour la francophonie ou CGTN pour la Chine. Ou créer un réseau de centres culturels africains à l’étranger, pourquoi pas mutualisés par plusieurs pays pour partager les coûts, qui offriraient au public international un accès direct aux arts africains, aux langues (enseignements de swahili, d’amharique, etc.), à la littérature. Ces centres pourraient être des “maisons d’Afrique” dans les grandes métropoles du monde, vitrines du continent dans sa diversité, organisant expositions, festivals de film, dégustations culinaires… Une telle présence physique aurait un impact symbolique fort, montrant que l’Afrique s’affirme par elle-même.


Un autre levier est de mobiliser la diaspora africaine, ce “6ᵉ région” chère à l’Union africaine. La diaspora, qu’elle soit aux Amériques ou en Europe, compte d’immenses talents dans l’art, le cinéma, l’entrepreneuriat. Nombre d’entre eux sont désireux de contribuer au continent. Les États africains pourraient mieux impliquer ces ambassadeurs naturels, via des conseils de la diaspora, en les nommant parfois ambassadeurs culturels, en soutenant leurs initiatives. Les afro-descendants célèbres (des sportifs comme le Franco-guinéen Kylian Mbappé, des artistes comme l’Américano-nigériane Jidenna ou l’Anglo-ghanéenne Amma Asante) peuvent être des relais de soft power si on les associe à des campagnes ou événements valorisant les origines africaines.


Il est tout aussi crucial de reprendre le contrôle du narratif concernant les enjeux politiques et historiques. Cela signifie investir la sphère des idées : produire des documentaires du point de vue africain sur la colonisation, les restitutions d’art, les figures panafricaines ; encourager la recherche et la diffusion de l’histoire africaine (par exemple, soutenir la traduction d’ouvrages d’historiens africains dans les langues internationales) ; occuper le terrain des réseaux sociaux pour contrer les infox ou les représentations biaisées. À l’ère numérique, la bataille de l’opinion se joue aussi sur Twitter, YouTube, TikTok. Des pays comme le Rwanda ou l’Ouganda l’ont compris en déployant des “digital diplomats” très actifs en ligne. D’autres devraient suivre pour ne plus laisser circuler sans réponse les stéréotypes ou les discours hostiles.

Enfin, l’intégration africaine elle-même sera un catalyseur de soft power. Une Afrique plus unie, parlant plus souvent d’une seule voix, valorisant un patrimoine commun (à l’image de l’initiative du patrimoine africain unifié par l’UA), aura bien plus de poids qu’une mosaïque de pays agissant isolément. L’Union africaine a un rôle moteur à jouer. Le thème de 2021 sur les arts et le patrimoine était un bon début (Perspectives régionales | Afrique | UNESCO), mais il faut maintenir l’élan. La création de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) facilitera aussi les échanges culturels intra-africains, ce qui est essentiel pour consolider une identité régionale attractive.


En conclusion, l’Afrique a entamé sa reconquête narrative, mais le chemin est encore long pour imposer ses arts et ses récits au premier plan mondial. Les exemples de pays qui ont su utiliser le soft power à leur avantage montrent que rien n’est impossible avec de la vision et des moyens. Il est temps que l’Afrique, berceau de l’humanité, aux créativités foisonnantes et aux histoires multiséculaires, prenne pleinement conscience de sa puissance douce. Au-delà des matières premières et des statistiques économiques, c’est dans le cœur des peuples que se joue aussi la puissance d’une nation. Et quoi de plus puissant qu’une histoire inspirante, qu’une chanson qui fait vibrer, qu’un symbole culturel qui unit ? Pour les pays africains, investir dans le soft power culturel n’est pas seulement une question de prestige ou de rayonnement abstrait : c’est un investissement dans la confiance en soi collective, dans la capacité à écrire leur propre destin sur la scène du monde.

Le continent est à l’aube d’une ère où sa jeunesse connectée peut diffuser au monde entier une autre image de l’Afrique : celle d’un continent dynamique, fier de ses identités, contributeur de beauté et de sens universel. Comme l’a souligné le président congolais Félix Tshisekedi, « les arts, la culture et le patrimoine sont le fondement de la renaissance africaine » (Perspectives régionales | Afrique | UNESCO). Cette renaissance est à portée de main, à condition d’y croire et de s’en donner les moyens. Aux nations africaines de jouer, d’allumer les projecteurs sur leurs scènes, d’élever leurs voix, et de conquérir par l’esprit ce que d’autres leur contestent par la force. Le soft power culturel est un défi, mais surtout une opportunité historique : celle de façonner un nouveau récit africain, qui inspire d’autres nations et redonne aux Africains le pouvoir de définir comment ils veulent être vus – et ce qu’ils peuvent apporter au monde. C’est là, sans doute, l’une des clés pour que l’Afrique assume pleinement son rôle dans le concert mondial au XXIe siècle.


Sources :

 
 
 

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