De Rome à Washington : Le Stoïcisme et la Realpolitik à travers les âges
- Pierre Mob MOBENGO
- 22 avr. 2024
- 16 min de lecture
Dernière mise à jour : 25 mars
De Rome à Washington : Le Stoïcisme et la Realpolitik à travers les âges

Introduction
Dans l’histoire de la pensée politique, peu de contrastes sont aussi frappants que celui entre la philosophie morale du stoïcisme d’une part, incarnée par l’empereur romain Marc Aurèle, et la doctrine pragmatique de la Realpolitik d’autre part, associée au diplomate américain Henry Kissinger. L’un, souverain philosophe du II^e siècle, a laissé des Pensées intimes imprégnées de vertu et de devoir universel; l’autre, stratège du XX^e siècle, a appliqué une politique étrangère fondée sur l’intérêt national et l’équilibre des puissances. Comment ces deux approches, si éloignées dans le temps et dans leurs principes, se rejoignent-elles ou s’opposent-elles dans la pratique du pouvoir et la gestion des crises? Cet essai propose une analyse critique croisée du stoïcisme romain et de la Realpolitik moderne – en examinant leurs fondements philosophiques, leur mise en œuvre dans la gouvernance et la diplomatie, et leurs implications contemporaines en leadership et en gestion des crises. Pour ce faire, nous mobiliserons une rigueur académique en nous appuyant sur des sources historiographiques et théoriques de premier plan (Hadot, 1992; Ferguson, 2015; Robertson, 2020; Nye, 2020, etc.), afin d’éclairer le dialogue entre la morale et la raison d’État à travers les âges. La figure de Marc Aurèle, souvent citée comme l’archétype du « roi-philosophe » platonicien, et celle d’Henry Kissinger, fréquemment décrite comme le parangon du réalisme diplomatique, serviront de fils conducteurs pour remonter « de Rome à Washington » et envisager ce que leurs doctrines peuvent encore apporter aux dirigeants d’aujourd’hui.
Stoïcisme antique et pouvoir impérial :
Marc Aurèle, l’empereur philosophe
Marc Aurèle (121-180 ap. J.-C.), empereur romain et dernier des « cinq bons empereurs », est passé à la postérité autant pour la sagesse de son règne que pour son œuvre philosophique. Disciple des philosophes stoïciens Épictète et Sénèque, il a consigné dans ses Pensées (Meditations) ses réflexions personnelles, sans intention de publication, dans le but de se guider lui-même vers le bien. Cette démarche d’auto-examen permanent, que Pierre Hadot qualifie de construction d’une « citadelle intérieure » de raison et de vertu, témoigne de la façon dont Marc Aurèle s’efforçait d’incarner au quotidien l’idéal stoïcien du sage sur le trône (Hadot, 1992). En effet, la tradition et les historiens antiques convergent pour en faire une illustration accomplie du philosophe-roi envisagé par Platon. Des sources antiques comme l’Historia Augusta le surnomment « le philosophe » en louant la clémence et la justice de son règne, et son recueil stoïcien Les Pensées est encore tenu pour un monument littéraire d’une philosophie du service et du devoir (Philosopher king - Wikipedia). Gouverner dans l’optique stoïcienne signifie avant tout se gouverner soi-même selon la raison universelle : l’empereur doit pratiquer les vertus de sagesse, de justice, de courage et de tempérance, servant exemplum (modèle moral) pour son peuple.
Sur le plan politique, le stoïcisme de Marc Aurèle se traduit par une éthique de la responsabilité morale et du cosmopolitisme. Convaincu que chaque être humain est citoyen de la cité mondiale régie par le Logos (la Raison universelle), Marc Aurèle conçoit son pouvoir impérial comme un service envers le bien commun plutôt qu’une domination arbitraire. Il écrit ainsi que le souverain doit avant tout protéger la liberté et le bien de ses sujets, plaçant la cause de la justice au-dessus de son intérêt personnel (Philosopher king - Wikipedia). De fait, l’historien Dion Cassius souligne que jamais, durant les deux décennies de son règne (161-180), Marc Aurèle n’abusa de son pouvoir pour persécuter le Sénat ou éliminer des rivaux politiques – une modération rare à une époque où la cruauté impériale faisait loi. Cette clémence et ce sens du devoir trouvent leur source dans la maxime stoïcienne selon laquelle « si une action n’est pas droite, il ne faut pas la faire; si une assertion n’est pas vraie, il ne faut pas la dire » (Pensées, XI, 27). Le stoïcisme offre en effet un cadre éthique strict : la vertu est le seul bien véritable, et le but de la politique, tout comme de la vie, doit être de vivre en accord avec la nature raisonnable et sociale de l’homme.
Confronté à des crises majeures, Marc Aurèle est resté fidèle à ces principes tout en faisant preuve d’un pragmatisme éclairé par la morale. Son règne fut marqué par les guerres marcomanniques aux frontières du Danube et surtout par la peste antonine, une pandémie dévastatrice qui dura plus de quinze ans, décimant la population de l’Empire. Loin de céder à la panique ou à la tyrannie sous la pression de ces épreuves, l’empereur philosophe mit en pratique la résilience stoïcienne. En pleine épidémie, il rédigea des pages de ses Pensées pour s’exhorter lui-même au courage, à la patience devant la souffrance et à l’acceptation sereine des événements hors de son contrôle (Stoicism in a time of pandemic: how Marcus Aurelius can help | Classics | The Guardian) (Stoicism in a time of pandemic: how Marcus Aurelius can help | Classics | The Guardian). Ce faisant, il offrit – sans le savoir – un véritable manuel antique de gestion de crise: The Meditations peut être lu comme un guide de renforcement de la résilience mentale nécessaire pour affronter une pandémie (Stoicism in a time of pandemic: how Marcus Aurelius can help | Classics | The Guardian). Lucien Jerphagnon notait que « Marc Aurèle aura sauvé l’Empire autant par la force de son caractère que par celle de ses légions ». En effet, l’empereur accompagna sa réflexion morale de mesures concrètes dictées par le sens du devoir : ainsi, pour combler les vides laissés par l’épidémie dans les armées, il n’hésita pas à recruter des esclaves et même à vendre aux enchères des trésors de son palais afin de renflouer le trésor public et payer les troupes (Marcus Aurelius: the Civil War in the East (Children’s Version) – Donald J. Robertson). Cet exemple illustre l’équilibre subtil que Marc Aurèle sut trouver entre les exigences de la réalité et la droiture morale – équilibre au cœur du stoïcisme politique. Il importe de souligner que, pour un stoïcien, il n’y a pas contradiction entre agir efficacement et agir vertueusement : la rationalité pratique (la phronesis, ou prudence) est elle-même une vertu. Marc Aurèle incarne ainsi une éthique de la conviction (au sens de Max Weber) éclairée par la responsabilité : convaincu que seul le bien moral importe, il s’efforce de ne jamais transgresser ses principes, tout en assumant les responsabilités de sa charge impériale, fût-ce au prix de lourds fardeaux personnels. Son règne, souvent cité en exemple, montre qu’une gouvernance empreinte de philosophie morale est possible y compris dans les circonstances les plus adverses.
Realpolitik moderne et diplomatie des puissances :
Henry Kissinger, le stratège pragmatique
À l’opposé apparent du stoïcisme impérial, la Realpolitik – littéralement « politique réaliste » – représente une approche des affaires d’État fondée sur la primauté du réel et des rapports de force, plutôt que sur des idéaux éthiques ou des doctrines juridiques abstraites. Formulée au XIX^e siècle par le publiciste Ludwig von Rochau et mise en œuvre par des hommes d’État comme Bismarck, la Realpolitik se définit comme la conduite de la politique étrangère guidée avant tout par les circonstances concrètes et l’intérêt national, plutôt que par des principes moraux universels. En ce sens, elle s’inscrit dans la tradition du réalisme politique (Thucydide, Machiavel) et s’oppose à l’Idealpolitik, qui chercherait à conformer l’action politique à un idéal de justice ou de droit.
Le docteur Henry Kissinger (né en 1923), historien de formation et conseiller à la sécurité nationale puis secrétaire d’État des présidents Nixon et Ford (1969-1977), est souvent considéré comme l’archétype contemporain du praticien de la Realpolitik. À ce titre, son nom est fréquemment associé à l’idée que « les États-Unis n’ont pas d’amis ou d’ennemis permanents, seulement des intérêts permanents » (Ukraine debacle signals the death of Atlanticism - Asia Times) – formule choc résumant l’essence de la raison d’État dénuée de sentimentalité. Kissinger lui-même, nourri par l’étude du diplomate autrichien Metternich et du chancelier prussien Bismarck, estime que la stabilité du système international prime sur les considérations morales étroites. Durant la Guerre froide, il a été l’artisan d’une diplomatie américaine résolument pragmatique : ouverture à la Chine communiste de Mao en 1972 malgré l’opposition idéologique, politique de détente avec l’Union soviétique, abandon de certains alliés encombrants (comme Taiwan au profit de Pékin, ou le Bangladesh naissant au profit du Pakistan de Yahya Khan) – autant de décisions motivées par le calcul des intérêts stratégiques et l’équilibre des puissances, au détriment parfois des valeurs démocratiques affichées par les États-Unis. La Realpolitik kissingerienne se caractérise ainsi par une éthique des moyens où les fins – préserver la sécurité nationale, éviter un conflit nucléaire, maintenir l’influence américaine – justifient des actions moralement ambiguës, telles que soutenir des régimes autoritaires anticommunistes ou négocier avec des dirigeants au lourd passif en matière de droits de l’homme.
Cette subordination du moral au politique a valu à Kissinger de vives critiques. Des auteurs, tel Christopher Hitchens dans The Trial of Henry Kissinger (2001), l’accusent d’avoir du sang sur les mains – qu’il s’agisse du bombardement secret du Cambodge, du soutien au coup d’État de Pinochet au Chili en 1973, ou de l’inaction face aux massacres au Timor oriental (Op-Ed: Niall Ferguson: Think Kissinger was the heartless grandmaster of realpolitik? What about Obama? - Los Angeles Times). De ce fait, dans l’imaginaire collectif, Kissinger est souvent dépeint comme un « grand maître cynique » de la Realpolitik, froidement indifférent aux droits de l’homme. Niall Ferguson, son biographe, qualifie cette image de caricature simpliste (Op-Ed: Niall Ferguson: Think Kissinger was the heartless grandmaster of realpolitik? What about Obama? - Los Angeles Times). L’historien britannique souligne en effet que si Kissinger a été prêt à des compromis immoraux, il n’en était pas pour autant dépourvu de vision normative. Paradoxalement, Ferguson montre qu’au moins durant sa jeunesse intellectuelle, Kissinger se voyait comme un « idéaliste » – comme en témoigne le sous-titre de sa biographie (Kissinger 1923-1968: The Idealist). Kissinger a lui-même affirmé qu’« il n’est pas de réalisme sans une part d’idéalisme » (Henry A. Kissinger quote: There is no realism without an element of idealism.). Cette déclaration, loin d’être anodine, révèle la complexité de sa pensée : la poursuite de l’intérêt national, pour être efficace à long terme, doit intégrer une compréhension des valeurs et des principes, ne serait-ce que pour gagner l’adhésion de l’opinion et la confiance des alliés. En d’autres termes, un minimum de morale fait partie du calcul réaliste éclairé.
Il convient dès lors de nuancer la portée « amorale » de la Realpolitik kissingerienne. Certains analystes estiment même que Kissinger, formé à la philosophie politique (il a écrit sur Kant et Metternich à Harvard), a élaboré une sorte de morale de la Realpolitik. Le géopolitologue Robert D. Kaplan rappelle que Kissinger, marqué par son expérience de jeune juif ayant fui le nazisme, voyait l’ordre international en termes quasi tragiques : pour lui, « la moralité et le pouvoir ne pouvaient être dissociés » dans le monde réel des États (The tragedy behind Kissinger's realpolitik - UnHerd). Le chaos engendré par les dictatures totalitaires l’avait convaincu que la première obligation morale d’un dirigeant est de prévenir l’anarchie et la guerre généralisée. Ainsi, « la véritable ambition morale durant la Guerre froide était d’éviter un conflit direct entre les États-Unis et l’URSS en maintenant un équilibre des puissances favorable », note Kaplan en synthétisant la pensée de Kissinger (The tragedy behind Kissinger's realpolitik - UnHerd). De ce point de vue, conclut-il, négocier un compromis avec Pékin ou Moscou, malgré le caractère autoritaire de ces régimes, n’était pas un abandon cynique des valeurs occidentales, mais un moindre mal éthique pour éviter une catastrophe planétaire. On retrouve ici l’éthique de la responsabilité définie par Max Weber : l’homme d’État jugera ses décisions à l’aune des conséquences prévisibles sur la survie et le bien-être de la collectivité, plutôt qu’en fonction de la pureté abstraite des principes. Kissinger incarne cette éthique du résultat, prêt à endosser des actes durs pour prévenir des maux plus grands – là où Marc Aurèle incarne l’éthique de la vertu, prêt à subir l’adversité plutôt que de compromettre ses principes.
Morale stoïcienne versus raison d’État :
Une confrontation doctrinale
L’examen comparé du stoïcisme de Marc Aurèle et de la Realpolitik de Kissinger met en lumière une tension fondamentale de la théorie politique : celle entre les exigences de la morale universelle et les nécessités de l’action politique dans un monde imparfait. D’un côté, la philosophie stoïcienne propose une conception exigeante de la gouvernance vertueuse : le dirigeant doit s’efforcer de conformer chacune de ses décisions aux impératifs de la justice, de la tempérance et du bien commun, en considérant l’humanité comme une grande famille régie par des lois rationnelles. Cette vision s’apparente à ce que Weber appelle une « éthique de conviction », c’est-à-dire une éthique qui juge les actes à la lumière de l’intention morale et de la fidélité à des valeurs absolues, sans concession aux résultats contingents (Éthique de responsabilité et éthique de conviction — Wikipédia). Marc Aurèle illustre cette posture en mettant la droiture au-dessus de l’utilité : pour lui, mal faire – mentir, injustement punir, agir égoïstement – n’est jamais justifiable, quelles qu’en soient les conséquences pratiques.
Face à cela, la Realpolitik représente une forme d’éthique téléologique ou éthique de la responsabilité, centrée sur les fins et l’efficacité des moyens mis en œuvre (Éthique de responsabilité et éthique de conviction — Wikipédia). Du point de vue réaliste, la survie de l’État, la sécurité du peuple et la stabilité du système international sont des impératifs supérieurs qui peuvent nécessiter des compromis avec la morale conventionnelle. Comme l’énonce crûment le cynique diplomate français cité par Joseph Nye, « je définis le bien comme ce qui sert les intérêts de la France. La morale est hors de propos » (). Cette formule provocatrice traduit l’idée que, dans l’arène anarchique des relations internationales, la raison d’État — la poursuite de l’intérêt national par le pouvoir — serait la seule boussole fiable. Pour un réaliste strict, si la fin à atteindre est la préservation de la paix ou de la puissance, alors les moyens efficaces deviennent ipso facto légitimes. C’est la logique du « mal nécessaire », où l’on assume par exemple de sacrifier la vertu de vérité (diplomatie secrète, propagande) ou de justice (alliance avec un tyran) pour éviter un mal perçu comme plus grand (guerre dévastatrice, domination ennemie).
Cependant, la frontière entre ces deux éthiques n’est ni étanche ni définitivement exclusive. En théorie comme en pratique, nombre de penseurs et de dirigeants ont cherché à combiner morale et réalisme. Déjà Cicéron, dans De Officiis, posait que l’utile véritable ne peut contredire l’honnête, anticipant l’idée qu’une politique à long terme ne saurait prospérer en reniant totalement l’éthique. Plus près de nous, Joseph Nye propose une approche nuancée de l’évaluation des politiques étrangères en introduisant une grille en « trois dimensions » – intentions, moyens, conséquences – qui oblige à juger simultanément la moralité des motivations, la légalité/probité des moyens employés et les résultats obtenus () (). Nye souligne que la plupart des décisions internationales ne relèvent pas de la survie immédiate de l’État et impliquent des arbitrages entre des valeurs (par exemple entre les droits de l’homme et les intérêts économiques) plutôt que l’application d’une formule cynique de survie (). Ignorer totalement l’élément moral conduit à une vision appauvrie et souvent contre-productive de l’intérêt national. En ce sens, même du point de vue d’un calcul rationnel, « les valeurs et principes attrayants pour les autres font partie de l’intérêt national », note Nye, au même titre que le pétrole ou la sécurité régionale (). Autrement dit, un État qui intègre la confiance, la réputation et l’adhésion normative dans sa stratégie (ce que Nye conceptualise par le « soft power ») pourra souvent atteindre ses objectifs à moindre coût qu’un État misant sur la seule coercition (hard power) – rejoignant paradoxalement l’intuition stoïcienne selon laquelle la vertu crée sa propre force.
Ainsi, la doctrine stoïcienne et la Realpolitik, loin de se réduire à une opposition stérile entre idéalisme naïf et cynisme froid, peuvent être vues comme les deux pôles d’un spectre le long duquel les dirigeants doivent naviguer. La philosophie politique contemporaine tend à reconnaître qu’une synthèse est nécessaire : l’efficacité sans éthique mène au nihilisme du pouvoir, tandis que l’éthique sans efficacité mène à l’impuissance des bonnes intentions. Dans cette optique, Marc Aurèle et Kissinger offrent moins un choix binaire qu’une dialectique féconde. L’un rappelle que le pouvoir n’a de sens que s’il sert un idéal plus haut que lui (la justice, le bien commun); l’autre avertit que l’idéal le plus noble peut échouer s’il ne tient pas compte des contraintes du réel (la force, les intérêts).
Implications contemporaines pour le leadership et la gestion des crises
À l’ère contemporaine, marquée par des crises globales complexes – pandémies, changement climatique, conflits hybrides, rivalités de grandes puissances – les leçons croisées du stoïcisme et de la Realpolitik conservent une pertinence aiguë pour les dirigeants politiques et les décideurs. D’une part, le retour en grâce du stoïcisme comme philosophie pratique, observable dans les milieux du leadership et de l’entreprise, traduit le besoin d’une boussole morale et psychologique en temps incertains. Des auteurs contemporains comme Donald Robertson popularisent auprès des managers et responsables l’idée que les préceptes de Marc Aurèle peuvent forger des leaders plus résilients, capables de garder leur sang-froid, de maîtriser leurs émotions négatives et de se concentrer sur leur devoir dans l’adversité (Stoicism in a time of pandemic: how Marcus Aurelius can help | Classics | The Guardian) (Stoicism in a time of pandemic: how Marcus Aurelius can help | Classics | The Guardian). Par exemple, la notion stoïcienne de dichotomie du contrôle – distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n’en dépend pas – s’est révélée précieuse pour de nombreux décideurs confrontés à la crise de la COVID-19, les aidant à accepter l’inévitable tout en agissant avec courage sur ce qui était en leur pouvoir. De même, en matière de gouvernance, un dirigeant inspiré par le stoïcisme mettra l’accent sur l’intégrité, la responsabilité personnelle et la justice, renforçant ainsi la confiance du public. On a pu voir certains chefs d’État invoquer explicitement des figures stoïciennes : ainsi, le Président français Emmanuel Macron cita Sénèque et Marc Aurèle pendant la pandémie, appelant à la patience et à l’unité de la cité humaine face à l’épreuve commune. Ce regain d’intérêt suggère que la sagesse antique – le primat de la vertu, le service désintéressé de la communauté humaine – offre des repères pour un leadership éclairé aujourd’hui.
D’autre part, la Realpolitik continue d’offrir un cadre analytique incontournable en géopolitique et en diplomatie. Les relations internationales du XXI^e siècle, qu’il s’agisse de la concurrence sino-américaine, de la guerre en Ukraine ou des négociations sur le nucléaire, rappellent crûment que les États agissent en fonction de rapports de force, d’intérêts de puissance et de calculs stratégiques. La compréhension kissingerienne du monde – un Chessboard global où la survie et l’équilibre priment – reste d’actualité. Les dirigeants contemporains, même ceux affichant de grands idéaux démocratiques, se voient confrontés à des dilemmes réalistes : faut-il commercer avec des puissances autoritaires pour assurer sa prospérité énergétique? Faut-il privilégier la stabilité d’une région au prix de compromis sur les droits humains? Ces questions n’ont pas de réponse simple, et c’est là que l’héritage de la Realpolitik fournit des outils : analyse froide des intérêts en jeu, anticipation des conséquences, art du compromis et de la négociation sous contrainte. Par exemple, dans la crise ukrainienne débutée en 2022, on a vu renaître un débat entre réalistes et idéalistes sur l’attitude à adopter face à l’agression russe – certains invoquant la nécessité d’un accord pragmatique pour rétablir la paix (logique de balance des intérêts), d’autres refusant toute concession par principe de justice et de droit. La tension entre les deux approches est manifeste dans les chancelleries : ainsi, tandis que l’Europe affichait une politique de sanctions morales contre Moscou, d’aucuns rappelaient la sentence de Kissinger selon laquelle « oublier que les nations n’ont pas d’amis permanents, seulement des intérêts, c’est s’exposer à de cruelles déconvenues ». Le débat reste ouvert pour savoir où tracer la ligne entre défense des valeurs et réalisme stratégique.
Dans la gestion des crises enfin, combiner l’héritage stoïcien et la Realpolitik pourrait s’avérer fécond. Un leader confronté à une catastrophe (sanitaire, sécuritaire, économique) devra faire preuve à la fois de la rectitude morale et de la résilience émotionnelle chères aux Stoïciens – pour maintenir la cohésion, donner du sens aux sacrifices, incarner les valeurs collectives – et de la lucidité stratégique des réalistes – pour prendre des décisions difficiles, allouer les ressources efficacement, et parfois trancher entre des maux inévitables. La crise financière de 2008, par exemple, a exigé des dirigeants qu’ils communiquent avec transparence et calme à leurs citoyens (approche stoïcienne), tout en intervenant énergiquement sur les marchés et en nationalisant des pertes privées pour sauver le système (pragmatisme de Realpolitik économique). De même, face au terrorisme, il faut à la fois tenir un discours de principes (défense de l’État de droit, refus de la peur) et employer des moyens expéditifs moins avouables (opérations clandestines, alliances de circonstance) pour neutraliser la menace. Les dirigeants les plus efficaces semblent être ceux qui savent articuler une vision morale mobilisatrice tout en naviguant avec réalisme – ce que l’on a pu qualifier de « pragmatisme principiel ». C’est peut-être là l’héritage conjoint de Marc Aurèle et de Kissinger : la reconnaissance qu’en politique, l’idéalisme doit marcher sur deux jambes, l’une faite de principes, l’autre d’efficacité.
Conclusion
De Rome à Washington, du limes danubien aux corridors feutrés de la diplomatie américaine, nous avons parcouru un arc historique et conceptuel reliant la sagesse d’un empereur philosophe à la prudence calculatrice d’un stratège contemporain. L’étude croisée du stoïcisme et de la Realpolitik met en évidence que la politique oscille en permanence entre deux pôles – la poursuite de la vertu et la recherche du nécessaire – et que la grandeur d’une œuvre de gouvernement tient souvent à la capacité de concilier ces exigences. Marc Aurèle nous enseigne, par l’exemple de sa vie et de ses écrits, que la puissance n’a de légitimité que soumise à la morale universelle et qu’un leadership exemplaire puise sa force dans le caractère et la droiture. Henry Kissinger nous rappelle, par l’héritage controversé de sa carrière, que l’ordre international est tragique, fait de rapports de force qu’on ne peut ignorer, et qu’une bonne intention, si noble soit-elle, peut conduire au désastre si elle n’est pas adaptée au réel. Plutôt que d’opposer stérilement ces deux leçons, le penseur ou le décideur d’aujourd’hui gagnera à les intégrer dialectiquement. Comme l’écrit l’historien Jacques Julliard, « la politique est l’art du possible qui vise l’idéal » – formule qui pourrait servir de médiation entre l’âme stoïcienne et l’esprit réaliste.
En définitive, le stoïcisme et la Realpolitik apparaissent moins comme des antipodes irréconciliables que comme des voies complémentaires pour affronter les défis du pouvoir. L’un apporte une boussole éthique, un sens de la finalité humaine sans lequel la politique s’égare dans le cynisme ou la tyrannie. L’autre apporte une grammaire de l’action, une lucidité quant aux moyens sans laquelle la vertu reste impuissante ou chimérique. Les grands dirigeants à travers l’histoire – de Marc Aurèle lui-même jusqu’à certains leaders actuels – ont souvent su marier, implicitement ou explicitement, ces deux approches. À l’ère nucléaire et de l’interdépendance globale, il est plus que jamais crucial de forger des politiques qui soient efficaces et justes. Trouver ce difficile équilibre entre Zénon (le fondateur du stoïcisme) et Machiavel est sans doute l’une des conditions d’un leadership éclairé au XXI^e siècle. C’est dans cet esprit que l’étude des idées à travers les âges, de Rome à Washington, prend tout son sens : non pour choisir entre Marc Aurèle et Kissinger, mais pour apprendre de leur héritage combiné et imaginer une voie royale, à la fois sage et réaliste, pour les gouvernants de demain.
Bibliographie indicative
Marc Aurèle (trad. A. I. Trannoy). (2014). Pensées pour moi-même. Paris : Les Belles Lettres. (Œuvre originale ca. 180).
Hadot, Pierre. (1992). La citadelle intérieure : Introduction aux Pensées de Marc Aurèle. Paris : Fayard.
Robertson, Donald. (2019). How to Think Like a Roman Emperor: The Stoic Philosophy of Marcus Aurelius. New York : St. Martin’s Press.
Robertson, Donald. (25 avr. 2020). « Stoicism in a time of pandemic: how Marcus Aurelius can help ». The Guardian. (Stoicism in a time of pandemic: how Marcus Aurelius can help | Classics | The Guardian) (Stoicism in a time of pandemic: how Marcus Aurelius can help | Classics | The Guardian).
Ferguson, Niall. (2015). Kissinger: 1923-1968, The Idealist. New York : Penguin Press.
Kaplan, Robert D. (30 nov. 2023). « The tragedy behind Kissinger’s statecraft ». UnHerd. (The tragedy behind Kissinger's realpolitik - UnHerd) (The tragedy behind Kissinger's realpolitik - UnHerd).
Kissinger, Henry. (1994). Diplomacy. New York : Simon & Schuster.
Nye, Joseph S. Jr. (2020). Do Morals Matter? Presidents and Foreign Policy from FDR to Trump. New York : Oxford University Press. () ().
Weber, Max. (1919). « Politik als Beruf » (Le métier et la vocation d’homme politique). Dans Gesammelte Politische Schriften. (Traduction française : Le Savant et le Politique, 1959).
Wikipédia (contributors). (2023). « Philosopher king (roi philosophe) » (Philosopher king - Wikipedia); « Realpolitik » (Realpolitik - Wikipedia); « Éthique de responsabilité et éthique de conviction » (Éthique de responsabilité et éthique de conviction — Wikipédia) (Éthique de responsabilité et éthique de conviction — Wikipédia). (Consulté le 25/03/2025).
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